- HABITAT - L’habitat seigneurial fortifié en Europe occidentale
- HABITAT - L’habitat seigneurial fortifié en Europe occidentaleLes circonstances, au Xe siècle, ont fait apparaître en Europe occidentale un habitat spécifique pour la classe dominante des seigneurs, le château fort. Ce phénomène s’explique par l’effondrement des structures de l’État carolingien et la montée des pouvoirs locaux dans un climat d’insécurité dû aux invasions normandes et aux guerres civiles. Ces facteurs ont joué différemment selon les régions, mais leur influence est sensible pendant tout le Moyen Âge.Le château fort a revêtu des aspects divers au cours de son histoire. Le choix des sites et des matériaux, l’organisation de l’espace habité, les rapports avec l’habitat paysan ne sont pas réductibles à des formules simples. À travers l’Europe, la variété est de règle – néanmoins les cas particuliers peuvent se ramener à deux types principaux: l’enceinte bouclier et le donjon tour d’habitation.À partir du XIIIe siècle, l’éclatement des garnisons ainsi que le renforcement des seigneuries villageoises a entraîné la construction de maisons fortes. Si la guerre de Cent Ans ou encore la décomposition du Saint Empire ont rendu aux châteaux une partie de leur utilité, les progrès des monarchies nationales et le rôle grandissant de l’artillerie de siège les ont voués dès la fin du XVe siècle au déclassement et à la destruction.Les origines (XIe-XIIe siècle)Le Moyen Âge occidental a connu deux types d’habitat seigneurial fortifié, l’un traditionnel – l’enceinte –, l’autre original – le donjon.L’enceinteL’enceinte s’inspire du principe du bouclier. À l’abri d’un obstacle, qui peut être une levée de terre précédée d’un fossé, une palissade, un mur, ou encore l’escarpement d’un promontoire rocheux, se dispersent les bâtiments d’usage domestique qui, eux, ne sont pas fortifiés. Il s’agit, outre les écuries, granges ou autres services, des trois constructions caractéristiques de la résidence seigneuriale: l’aula ou salle de séjour et d’apparat, généralement située à l’étage d’une grande maison rectangulaire dont le rez-de-chaussée est occupé par les réserves et les cuisines; la camera ou chambre, partie privée de la résidence, souvent comprise dans un petit bâtiment contigu à l’aula quand elle n’est pas englobée sous le même toit; la capella comportant, selon le modèle des chapelles palatines, deux niveaux, l’un pour le maître, l’autre pour les domestiques.En plaine, l’enceinte affecte souvent la forme d’un anneau. L’entrée peut être pourvue d’une tour porche qui, par obturation des ouvertures, évoluera parfois en donjon. Sur une hauteur, la clôture épouse les bords du relief. Elle peut être renforcée du côté le plus vulnérable par un véritable Schildmauer (mur-bouclier). La porte est généralement percée dans un retrait du mur. Dans beaucoup de châteaux du Saint Empire et du Midi aquitain, elle est surveillée par une haute tour de garde ou Bergfried , dont les dimensions au sol n’excèdent pas 10 mètres. Cette tour peut servir de refuge en cas de besoin. De siècle en siècle, elle aura tendance à reculer au fond de l’enceinte. Elle s’empâte aussi à la base, par suite de la prolifération des constructions annexes. Il arrive qu’elle cède la place à un véritable donjon.Le donjonTour fortifiée résidentielle, le donjon est une création du Xe siècle finissant, surtout sous sa forme la plus originale, la motte surmontée d’une demeure en bois. Il en existe une autre version, sinon plus spectaculaire, du moins mieux conservée, le grand donjon résidentiel en pierre.Le donjon à motteLa motte, qui mesure jusqu’à 100 mètres de diamètre à la base et 20 mètres de hauteur, est un tertre en terre partiellement ou totalement artificiel, de forme ronde, au profil convexe ou tronconique, toujours entouré d’un fossé. Il en subsiste de nombreux exemplaires à travers toute l’Europe, de la Vistule à l’Angleterre, de la Calabre à la Scandinavie, non seulement dans les zones basses et marécageuses (le milieu d’origine) ou dans les plaines, mais aussi sur des éperons rocheux, en position de barrage à la racine ou de refuge à l’extrémité. C’est à ces tertres que s’attache primitivement l’appellation de dunio ou domnio , c’est-à-dire résidence d’un dominus . Le terme de motte n’est utilisé dans ce sens qu’à partir du XIIe siècle.Sur la motte est érigée une tour en bois qui, après cinquante à cent ans de tassement, peut être remplacée par une tour en pierre. On y accède par une passerelle qui prend appui sur le bord extérieur du fossé et s’élève jusqu’au sommet de la motte. Celui-ci est entouré d’une palissade ou chemise, qui forme enclos et protège la base de la tour. Une bonne description de ce dispositif est donnée par la Vita Johannis Tervanensis episcopi , à propos de Merckhem (vers 1120). Par suite d’une évolution propre à chaque cas, certaines mottes ont été privées de leur tour. Les bâtiments d’habitation se sont alors appuyés à la chemise, constituant ainsi de petites enceintes perchées que les Anglais nomment shell-keeps (Windsor en est un exemple).La tour pouvait être une construction vaste et complexe, comme en témoigne la Chronique d’Ardres à propos d’un donjon de bois érigé en ce lieu vers 1120. Au rez-de-chaussée, les celliers de vin et les resserres à grain. Au premier étage, la grande chambre seigneuriale, trois chambrettes pour le panetier, l’échanson, les suivantes de la dame, et un cabinet pourvu d’une cheminée pour les malades et les nourrissons. Au second, le dortoir des filles, celui des garçons et la salle de garde d’où les veilleurs montaient par une échelle sur la terrasse pour guetter. Cette tour était doublée d’un puissant avant-corps dont le premier niveau servait de garde-manger pour les viandes, le deuxième, près de la chambre, de cuisines et de logement pour les cuisiniers, le troisième de chapelle et de loggia pour deviser en prenant le frais.Le grand donjon résidentiel correspond à une volonté d’intégration des divers éléments de l’habitation seigneuriale, dispersés dans l’enceinte, en une seule et même construction offrant à la fois les avantages de la résidence et ceux de la sécurité. Mais comme il est impossible de parvenir à une intégration absolue, il reste toujours des bâtiments – granges, écuries, forge... – qui doivent prendre place dans un enclos annexe, la basse-cour. Tandis qu’une enceinte résidentielle peut se concevoir sans donjon, un donjon résidentiel ne peut se passer de basse-cour; une structure bipartite s’impose nécessairement.Le grand donjon en pierreContemporain de la motte, le grand donjon résidentiel en pierre, fondé à même le sol, apparaît dans les régions de la Loire au Xe siècle. Il dérive probablement, comme le suggèrent les fouilles de Doué-la-Fontaine, de bâtiments civils transformés par surélévation et consolidation en maisons-tours. Très fréquent dans l’ouest de la France, depuis la Saintonge jusqu’à la Normandie, il est exporté en Angleterre, après la conquête de 1066, et par imitation s’insinue aussi vers l’est dans la zone des Bergfried .Jusqu’à la fin du XIIe siècle, le grand donjon résidentiel est un parallélépipède debout ou couché dont la beauté est celle des volumes simples. Celui de Colchester mesure 50 mètres de longueur, celui de Loches 37 mètres de hauteur. Le donjon de Douvres, chef-d’œuvre du genre, est un cube de 31 mètres de côté. Édifiés en blocage soigneusement parementé, pourvus de contreforts plats ou hémicylindriques, les murs, qui sont percés de rares meurtrières, constituent une énorme carapace dont l’épaisseur varie de 2 mètres vers l’an mille à 5 ou 7 mètres vers 1200. La porte située au premier étage est protégée ordinairement par un avant-corps englobant souvent la chapelle.Étant donné ses dimensions qui excèdent la longueur d’un entrait, l’espace intérieur est subdivisé par un mur de refend, porteur non seulement du solivage des planchers mais aussi de la retombée des toitures en batière. Quand la muraille est très épaisse, des corridors, escaliers à vis, chambres, latrines y sont aménagés. Le confort est assuré dans les meilleurs cas par des cheminées murales et des canalisations qui courent dans la maçonnerie et distribuent l’eau puisée quelquefois depuis le plus haut étage de la construction. Les parois intérieures sont revêtues de stuc, la toiture de plaques de plomb.Les transformations du XIIIe siècleVers la tour cylindriqueEnfermés dans le donjon comme dans un vaisseau à l’épreuve des tempêtes, le seigneur et la garnison peuvent soutenir siège et assaut grâce à la massivité de la construction et aux flèches qui dissuadent l’ennemi d’approcher. En fait, la défense qui s’exerce de haut à partir des archères, des créneaux et des premiers mâchicoulis (Niort, vers 1170), est presque uniquement passive. Aussi les architectes ont-ils cherché non seulement à accroître la résistance des matériaux au choc mais également à trouver des formes qui éliminent les angles morts. Après maints tâtonnements dont témoigne le XIIe siècle, on s’est arrêté, en France du moins, à la forme cylindrique qui connut un grand succès et produisit des chefs-d’œuvre, tel le donjon de Coucy (diamètre 31 m, hauteur 55 m). Pour éviter les incendies, les étages furent voûtés, et pour faciliter les sorties la porte fut reportée au rez-de-chaussée. Bien adaptée à des fins militaires, la forme ronde l’est beaucoup moins à l’usage d’habitation. C’est pourquoi elle ne fut guère adoptée dans les régions qui demeurèrent fidèles, par archaïsme ou nécessité, au grand donjon résidentiel.Vers l’enceinte géométrique sans donjonLe second changement et le plus décisif fut de reporter la défense sur le mur de la basse-cour en le flanquant de tours saillantes, dont une paire fut placée de part et d’autre de l’entrée. Les progrès furent si rapides en France et en Angleterre qu’ils permirent de s’affranchir des contraintes du site et d’élaborer des plans géométriques ramassés qui rendirent caduques toutes les formules antérieures. On en revint à l’enceinte. Considéré comme inutile, le donjon disparut. Là où il fut conservé comme symbole de domination (Louvre), il cessa d’être habité en permanence. Le maître eut son logis dans la cour, avec la grande salle carrelée inondée de lumière et la chapelle aux belles verrières, plaquée, comme le reste de l’habitation, contre la muraille autour de la cour. Esquissée sous Philippe Auguste, la nouvelle formule devait triompher dans le château polygonal de Castel del Monte en Italie du Sud et surtout dans ceux qu’Édouard Ier fit construire au pays de Galles vers 1300. Tout au plus ce prince accorda-t-il, dans cette région encore insoumise, une importance spéciale au châtelet d’entrée, dont le profil élevé et la fonction de logement pour le gouverneur s’accusèrent à tel point que dans certains cas elles évoquent encore les anciens donjons.Si l’on en juge par les comptes de l’Échiquier anglais, de telles constructions en pierre étaient très coûteuses. Seuls les grands princes pouvaient en assumer les frais. Leur multiplication est un signe d’un renforcement du pouvoir monarchique en Occident. Tandis que s’opérait cette révolution, la masse des seigneurs continuait à vivre dans des châteaux périmés. Certains élevaient encore des mottes – désormais quadrangulaires – dans la première moitié du XIIIe siècle. S’épuisant à moderniser leur demeure, beaucoup étaient entraînés dans un processus de déclassement qui touchait en même temps le lignage et le bâtiment.Enfin, le relâchement des solidarités traditionnelles conduisait les chevaliers de la mesnie castrale à s’installer sur leurs terres, tandis que favorisés par les défrichements, les cadets de grandes familles fondaient à l’écart des seigneuries villageoises. À cet éclatement de l’entourage des châtelains correspond la naissance d’un nouveau type d’habitation, la maison.Maison et maison forteLe château se trouvait proche de l’habitat paysan, l’englobant parfois dans ses défenses avancées. La maison se tient plutôt à distance, encore que cette règle n’ait rien d’absolu, surtout quand la paroisse regroupe non pas une seule mais trois ou quatre de ces demeures.Implantée généralement en terrain humide près d’un ruisseau, la maison occupe une plate-forme le plus souvent quadrangulaire de 30 à 100 mètres de côté, sans élévation par rapport au sol environnant, entourée d’un fossé en eau large en moyenne de 8 à 15 mètres. L’escarpe de la plate-forme est couronnée d’une haie défensive (plessis) ou d’une palissade en bois avec une porte principale en bois ou en pierre. Rendre forte une maison consiste à remplacer la haie ou la palissade par un mur plat sans flanquement. Transformer une maison forte en château, c’est lui ajouter des tours flanquantes, des créneaux, un pont-levis. La législation sur ces divers points est précise et permet de suivre l’évolution. Par convenance ou par enflure, les textes ont tendance dès le XIVe siècle à qualifier la plate-forme de motte.Dans l’enclos ainsi délimité, l’habitation se compose d’un logis seigneurial accompagné de grange, colombier, écurie, et quelquefois d’une chapelle. Quand la plate-forme est trop étroite ou que les bâtiments prennent trop d’ampleur, ceux qui abritent les services sont rejetés à l’extérieur, dans le voisinage du verger, du jardin et du vivier. Il se forme alors une basse-cour qui, à l’occasion, peut recevoir la protection d’un mur et d’un fossé. Ainsi réapparaît la structure bipartite du château.À la différence des grandes forteresses, dont les chantiers s’approvisionnent parfois très loin – en pierre de Caen pour les châteaux anglais par exemple –, les maisons fortes sont construites en matériaux locaux. D’où leur variété. Toutefois, derrière le mur de clôture ou le mur pignon portant la cheminée, se dressent souvent des bâtiments en colombage et en torchis, peu différents des maisons paysannes; ils seront réparés ou reconstruits pendant des siècles selon les mêmes procédés.Châteaux et maisons fortes du bas Moyen ÂgeCaractères générauxLes événements militaires et les guerres civiles du bas Moyen Âge se sont traduits par des modifications significatives dans la silhouette des châteaux. Les progrès de l’échelade, c’est-à-dire de l’attaque au moyen d’échelles employées massivement et simultanément, ainsi que le tir parabolique de la primitive artillerie à feu, ont eu pour conséquence la surélévation des courtines qui ont bientôt atteint la même hauteur que les tours. Désormais une terrasse (Tarascon) ou un chemin de ronde continu (Pierrefonds) se développe au sommet de l’enceinte, facilitant les déplacements de la garnison. Celle-ci peut s’étoffer à proportion des logements qui sont construits contre les courtines surélevées.Dans le château transformé en caserne, le donjon retrouve son utilité. Il redevient le refuge du seigneur qui s’y met à l’abri des surprises tant de ses ennemis que des troupes qu’il a soldées. À Vincennes, le roi fait construire une tour résidentielle de 16 mètres de côté, cantonnée de tourelles cylindriques, haute de 52 mètres avec porte au premier étage, voûtes intermédiaires, cheminées, puits et latrines. Le plan pourrait être qualifié d’archaïque si la forme quadrangulaire n’était considérée à juste titre comme la mieux adaptée à l’habitation. L’empereur Charles IV devait agir de même à Karlstein en Bohême et Louis d’Orléans un peu plus tard à Pierrefonds.Le resserrement et l’exhaussement des édifices fortifiés eurent un retentissement sur la construction des maisons fortes. Beaucoup de petits seigneurs adoptèrent la formule de la Wohnturm (tour d’habitation) compacte cantonnée de deux tours en diagonale ou de quatre tours aux angles. Les casteras de l’Aquitaine anglaise sont de ce type. Derrière la muraille en pierre baignant dans l’eau du fossé, ils comportent souvent une structure en bois à plusieurs étages, le rez-de-chaussée étant réservé à l’entrée et aux celliers, le premier, éclairé par quelques fenêtres, à la grande salle et aux chambres (Carmasac). Autant qu’un phénomène français, la Wohnturm est un phénomène européen qui touche aussi bien la Suisse que les Pays-Bas.Les progrès de l’artillerie et leurs conséquencesÀ la fin du XVe siècle, l’efficacité croissante de l’artillerie de siège a conduit à des résultats inverses de ceux que l’on observait au siècle précédent. Les constructions ont tendance à se rétrécir en hauteur et à s’enterrer derrière des boulevards de terre rapportée, de manière à échapper au tir désormais plus tendu des canons. Bien dessinés, ces boulevards peuvent aussi servir de plates-formes pour la riposte. Si un château comme Bonaguil offre un bon exemple d’adaptation aux nouvelles conditions de la guerre, Salses en Roussillon ou encore les fortins édifiés sur la côte anglaise dans la première moitié du XVIe siècle (Deal, Walmer) constituent les premiers jalons d’une architecture militaire vraiment moderne.L’époque qui s’ouvre avec la Renaissance se caractérise par la dissociation définitive de la fonction résidentielle et de la fonction militaire, et en conséquence par la disparition du château fort. Certes, des épisodes comme les guerres de Religion rendront un certain lustre aux vieilles forteresses, jusqu’au jour où les États monarchiques appuyés sur une puissante artillerie – Richelieu en France – en exigeront la démolition.Perdant toute valeur militaire, la résidence seigneuriale s’ouvre sur l’extérieur. On abat des pans de murailles; on recherche l’air et la lumière. Toutefois, les schémas traditionnels, tout imprégnés de souvenirs et de symboles, s’imposeront encore pendant de longues années. Percé du haut en bas de grandes fenêtres, le château de Chambord n’en possède pas moins un donjon, une basse-cour, des fossés. D’autres conservent le plan quadrangulaire des enceintes du XIIIe siècle avec tours d’angle et cour d’honneur carrée. Le manoir anglais reste fidèle à la structure et au décor du Moyen Âge. Si l’Italie, avec Palladio, désarticule très tôt la composition traditionnelle pour créer des unités socio-économiques originales, en France il faudra attendre Louis XIV et la paix civile retrouvée pour que soit mise au point une formule d’habitat aristocratique exempte de toute trace de fortification.
Encyclopédie Universelle. 2012.